Celeste Ng, ou le masque tragique des apparences

Tout ce qu’on ne s’est jamais dit
Editions Sonatine

1977, Lydia Lee, seize ans, est retrouvée morte au fond du lac, tout près de chez elle. A-t-elle été tuée ? S’est-elle suicidée ? Il faudra au lecteur attendre la fin du roman pour arriver à la révélation finale, foudroyante. Si la tension est permanente – et c’est là le premier tour de force de Céleste Ng – l’enquête ne demeure finalement qu’un prétexte pour évoquer ce qui est au cœur du roman : l’opacité des êtres.

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Celest Ng en 2018

Personne ne sait rien, et personne ne saura rien, jamais

Tout ce qu’on ne s’est jamais dit s’ouvre donc sur une mort, annoncée de manière quasi clinique, véritable uppercut : « Lydia est morte. Mais ils ne le savent pas encore. 3 mai 1977, six heures trente du matin, personne ne sait rien hormis ce détail inoffensif : Lydia est en retard pour le petit déjeuner ».
Tout est là, dès cet incipit : Personne ne sait rien, et personne ne saura rien, jamais.

Celeste Ng choisit de revenir sur l’histoire familiale. Une famille qui n’a rien d’ordinaire. Le père de Lydia, James, est chinois et être chinois dans les années 50 aux Etats-Unis n’est pas chose aisée : il fait de brillantes études mais se retrouve professeur dans une université bien en deçà de ses aspirations.

un roman sur les non-dits, les humiliations, des rancœurs

Victime de discrimination, James n’aspire qu’à une chose : gommer ses différences pour devenir invisible, désir de transparence qu’il veut transmettre à ses enfants, confondant transparence et intégration.
La mère, Marilyn, américaine, blanche, connaît une autre forme de discrimination : à cette époque, aussi brillante que l’on puisse être, quand on est une femme, l’objectif premier est de se trouver un bon mari et d’être une parfaite petite femme au foyer.

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La très réussie couverture de l’édition canadienne

Marilyn se révolte d’abord contre cette condition ; élève brillante, désireuse de se construire contre le piteux modèle que lui offre sa mère, elle projette de devenir médecin mais sa rencontre avec James signe la fin de ses ambitions.

Marilyn et James allient leur mal-être, ont trois enfants, dont Lydia, et semblent trouver un certain équilibre.
Equilibre précaire et illusoire qui vole en éclats à la mort de Lydia et qui engendre une volée de questions obligeant chacun à se confronter à lui-même.

Quel est donc le poids qui a fait couler Lydia ?

Le poids de sa famille, le poids d’une mère qui va vouloir que sa fille soit ce qu’elle n’a pas été, le poids d’un frère qui souffre d’être systématiquement relégué au second plan parce qu’il ne fait pas la fierté de son père, le poids de ces événements apparemment insignifiants, presque invisibles, mais en réalité décisifs et, parce qu’ils ne sont justement pas vus ou mal interprétés, se révèlent dévastateurs.

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Tout ce qu’on ne s’est jamais dit est un roman sur le poids des non-dits, des humiliations, des discriminations, des vexations, des rancœurs et dont il ressort, de façon violente, bien que retenue, qu’il reste impossible de connaître l’Autre.

Chaque individu possède la capacité de se construire une identité censée correspondre aux attentes de l’entourage ; pendant un temps, cela semble plus confortable mais lorsque ce masque finit par se craqueler, la réalité ainsi dévoilée peut alors se révéler dévastatrice. Celeste Ng excelle à montrer qu’une adolescente peut totalement leurrer les siens et faire croire qu’elle est ce que l’on attend d’elle. C’est avec une immense finesse et sensibilité que l’auteur analyse ces êtres qui laissent échapper leur vie et ne sont que les pantins de leur propre existence.

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La solitude du Christ, tableau d’Alphonse Osbert

Celeste Ng excelle à montrer qu’une adolescente peut totalement leurrer les siens

            Celeste Ng donne à entendre la voix de tous les membres de cette famille : l’empathie pour chacun d’eux est totale. Mention spéciale pour la voix de la petite dernière, non désirée, Hannah, qui passe le plus clair de son temps sous la table ou dans des recoins, pour se faire oublier, comme pour s’excuser d’être là ; c’est pourtant elle, aussi jeune soit-elle, qui, avec toute l’innocence de son regard et parce que le manque d’affection lui a appris à traquer le moindre signe, comprendra tout du drame qui est en train de se nouer :

« Des années de soif d’affection l’avaient rendue perceptive, de la même façon qu’un chien affamé remue la truffe à la moindre odeur de nourriture. Il n’y avait pas d’erreur possible. Elle reconnut immédiatement l’amour, l’adoration profonde à sens unique qui n’avait jamais de retour ; un amour prudent et silencieux qui se moquait du reste et continuait coûte que coûte ».

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Tout ce qu’on ne s’est jamais dit est publié en France aux éditions Sonatine

 

L’amour ne sauve de rien

            On retiendra la retenue et l’élégance de l’écriture, la construction subtile du roman – où passé, présent et futur s’entrelacent – tel un écheveau dans lequel on se perd quelquefois mais que l’on démêle progressivement.

             Cet excellent premier roman, qui oscille entre Carrie et Thérèse Desqueyroux, nous rappelle que l’essentiel est dans ce que l’on ne dit pas, ce que l’on ne voit pas et que l’amour ne sauve de rien.

Bénédicte Giusti

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