Jean Meckert, injuste oublié des lettres françaises

 

La réédition de Nous avons les mains rouges de Jean Meckert, soixante-treize ans après sa première parution, est l’occasion de célébrer un texte fort et un romancier rare, dont le talent est encore scandaleusement méconnu.

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, quelque part dans la montagne du côté de Lyon, Laurent, condamné pour meurtre avec circonstances atténuantes, est libéré ; c’est donc essentiellement en prison qu’il a traversé la guerre.

En vrai gars de la ville, Laurent compte bien rentrer à Paris. Mais, alors qu’il attend son train, le patron d’une scierie, M. d’Essartaut, lui propose de l’embaucher. Le style emphatique du bonhomme, tout en formules sentencieuses et proverbes étranges, aurait de quoi rebuter (même le lecteur, il faut l’admettre, est quelque peu désarçonné) mais Laurent se laisse convaincre.

Tous les comptes n’ont pas été soldés

Très vite, M. d’Essartaut lui fait comprendre qu’il est un ancien résistant et que, pour lui, la lutte n’est pas terminée : à la tête d’une « bande », il veut, avec quelques compagnons, poursuivre le combat contre tous ceux qui ont collaboré, ou profité d’une manière ou d’une autre de la guerre et qui, parfois même, continuent d’en tirer impunément parti.
Voici donc Laurent enrôlé.

Ce roman est incontestablement le livre d’une époque (mais d’une époque bien moins relatée que celle de la Deuxième Guerre mondiale proprement dite).
Ce n’est pas pour autant un livre daté.

La guerre vient à peine de se terminer, ses atrocités sont dans tous les esprits et avec elles, le sentiment que tous les comptes n’ont pas été soldés.

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Un roman complexe et ambigu

Meckert choisit comme principal protagoniste un personnage qui, au départ, n’est nullement concerné ou taraudé par ces questionnements ; il « n’est pas absolument un mauvais garçon » mais n’est habité par aucune espèce d’idéal et, de fait, s’il choisit de participer à cette « épuration », il est capable de garder une certaine lucidité, de ne pas appréhender les événements avec le regard du « militant ».

Ainsi, quand il écoutera Hélène, l’une des filles de M. d’Essartaut, justifier leur action, Laurent se demandera « en quoi cette doctrine diffère du fascisme ». Courage de Meckert qui pose cette question en 47. Courage et talent aussi évidemment, pour montrer avec tant de finesse toute la complexité et l’ambiguïté que peut représenter un mouvement de résistance.

Ni militant ni moraliste

L’engagement de chacun ne répond pas aux mêmes motivations ; pour certains, c’est un désir de justice, pour d’autres de vengeance, pour d’autres encore, plus politiques, la volonté d’instaurer une nouvelle société.
Multiplicité des motivations, loin d’être toutes louables, mais réponse unique : la violence.

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Femme tondue après la Libération à Lyon

Un an avant Les Mains sales, deux ans avant Les Justes, Meckert interroge sur la légitimité de la violence : peut-on tuer si la cause est juste ? La violence peut-elle constituer une arme politique ? L’idéalisme n’est-il pas dangereux ? N’est-il pas une autre forme d’extrémisme ?

Meckert ne donne pas de réponses – il n’est ni militant, ni moraliste – mais il incarne ces questionnements dans ses différents personnages.
Pour Lucas, un ancien membre du groupe, la violence ne peut être une réponse ; il choisit la voie de la légalité politique mais son engagement sera perçu comme une trahison.

Hélène suit aveuglément son père, elle veut croire à cet engagement ; avec ses allures d’héroïne tragique éprise d’absolu, elle est la plus radicale mais la réalité va brutalement la rattraper. Elle se souviendra des paroles de son père : « La destinée a fait de nous des tueurs et des justiciers. Essayons de rester plus justiciers que tueurs », pour finalement prendre conscience que la frontière entre le justicier, le bourreau et le tueur est extrêmement ténue et qu’au bout du compte, « tout n’est que lâcheté, compromis, petitesse ». On brandit l’étendard de la grandeur, de la justice, on veut croire à la « race de l’insurgé râleur et noble (…) désintéressé » mais cette race existe-t-elle réellement ? L’habitude de la violence, « la soif du juste » ne finissent-elles pas par dessécher les hommes ?

« Son désir devenait décent, civilisé »

C’est un roman noir, une tragédie. De prime abord, on peut être déstabilisé par un ton un peu désuet, puis la beauté du style, âpre, rude mais tellement précis et juste vous empoigne.

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René Char, entouré de ses compagnons de Maquis, en 1943

Il y a cette poésie simple mais puissante, qui peut faire songer à René Char, notamment dans son évocation de la nature. Il y a cette infinie délicatesse dans sa perception des sensations et des sentiments derrière la rudesse de la montagne et des hommes :

« Il n’insista pas, il était doucement amoureux. Deux années de sordides petits rêves solitaires, en prison, lui avaient désappris l’humain côté de l’amour. À baigner durant de longs mois dans l’obscénité du langage entre mâles et les immondes graffitis des cabinets, il n’avait conservé que des désirs d’animal. Il était maintenant remué en douceurs d’amourette. Son désir s’enrobait, redevenait décent, civilisé. »

Une langue d’une beauté abrupte

Mais il y a aussi cette langue très orale, argotique, qui n’exclut pas une beauté abrupte et rugueuse : « J’ai un tas d’idées qui barattent dans mon crâne et j’ai une de ces envies de chialer qui ne tiendrait pas dans une lessiveuse ».

Il y a enfin cette violence du langage pour dire la violence de l’homme qui tue pour rien, qui confond colère et barbarie, qui «tue son aujourd’hui pour asseoir son demain [ …], prostitue sa semaine pour assurer son dimanche […], peint sa vie en gris ardoise, […] invite chacun à venir uriner dessus, pour peu qu’on lui promette une vieillesse à coupons de rente.»

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Meckert devient Jean Amila

Nous avons les mains rouges est le quatrième roman de Jean Meckert, publié initialement en 1947 dans la collection Blanche de Gallimard. Martin du Gard reconnaît la « sensibilité exceptionnelle » de Meckert.

À partir de 1950, lorsque Marcel Duhamel le fait venir à la Série Noire, il devient, sous le pseudonyme de Jean Amila, un grand auteur de polars, que Jean-Patrick Manchette considérait comme l’un de ses maîtres.

Pourquoi donc l’histoire littéraire l’a-t-elle oublié ?

On ne remerciera jamais assez Joëlle Losfeld de réparer cette injustice en rééditant dans la très belle collection Arcanes les romans de Jean Meckert, sept à ce jour.

Bénédicte Giusti

 

Nous avons les mains rouges
Jean Meckert
Ed. Joëlle Losfeld, coll Arcanes

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